Le hold-up du siècle
Plus profond que celui de la Sécurité sociale, plus béant que celui des retraites : le trou dans la poche des salariés.
150
milliards d'euros, 1 000 milliards de francs. C'est un pic, c'est un
mont, c'est une péninsule. Mais rien à voir avec le nez de Cyrano. De
quoi s'agit-il ? Du montant d'un cambriolage économique qui recommence
à l'identique tous les ans.
Explication de ce brigandage national et discret : la richesse produite
chaque année par l'ensemble des entreprises (valeur ajoutée) est
essentiellement répartie en salaires (revenus du travail) et en profits
(revenus du capital, argent et machines). Avec les impôts sur la
production, l'ensemble forme le produit intérieur brut (PIB).
Entre 1981 et 1995, la part des salaires s'est effondrée, passant de
71,8 à 60,3% ; dans le même temps, celle des profits bondissait de 28,2
à 39,3% 1.
Le rapport de force entre travail et capital a basculé. Aux luttes
sociales intenses des années 1970, ont succédé les politiques
économiques libérales, la financiarisation de l'économie, la suprématie
des actionnaires, les gains de productivité non compensés par des
hausses de salaires. Et le chômage. Jacky Fayolle directeur de
l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires), explique au
Plan B : « Dans les années 1980, les politiques de désinflation ont
tout misé sur le chômage pour faire ralentir les salaires. Le chômage
devenant massif et persistant, il induisait une perte structurelle du
rapport de force sur le marché du travail au détriment des salariés. »
En 1980, quand une entreprise versait 100 euros bruts à un salarié,
elle servait 9 euros de dividendes à ses actionnaires. Aujourd'hui,
c'est 26 euros.
Arnaud Lagardère, Serge Dassault, Martin Bouygues et Claude Perdriel se
frottent les mains. Jacky Fayolle éclaire le motif de leur extase : « En
dix ans, du milieu des années 1980 au milieu des années 1990, ce sont
donc 10 points de PIB qui ne sont plus allés aux salaires dans cette
valeur ajoutée, mais aux profits. [...] Le PIB de la France s'élève à
environ 1 500 milliards d'euros : 100 à 150 milliards d'euros ont donc
ripé des revenus du travail vers les revenus du capital. »
Un transfert colossal puisque ces 100 à 150 milliards d'euros
ponctionnés chaque année représentent dix fois le trou de la Sécurité
sociale (11 milliards d'euros) ; neuf fois le déficit de
l'assurance-chômage (14 milliards) ; trois fois celui des retraites (43
milliards).
N'imaginez surtout pas qu'il suffirait pour résoudre les problèmes de
rétablir l'équilibre capital/travail ou – pis ! – de supprimer les
revenus du capital en nationalisant les moyens de production. Vous
chagrineriez l'historien madeliniste Jacques Marseille pour qui ce
genre de raisonnement traduit « les ravages de l'ultrapopulisme » (Le Point,
20.4.06). Certes, concède-t-il entre deux émissions destinées à brader
les stocks d'invendus de son dernier opuscule, « à la fin de la
brillante “saison” 2005, les entreprises du CAC 40 ont bien enregistré
84,3 milliards d'euros de profit, contre 66,2 milliards en 2004. »
Dictature marseillaise
Mais attention : « Il
est malsain de flatter à l'excès les rancœurs d'un peuple, prévient
Marseille. Des enragés de 1793 aux babouvistes de 1796, des
contempteurs des 200 familles dans les années 1930 à ceux du CAC 40
aujourd'hui, aucun n'a jamais fait avancer les choses. Ce n'est pas, en
fait, la dictature ultralibérale qui menace notre république, mais la
vague plus sournoise de l'ultrapopulisme qui, en alimentant la haine
des Français contre le “mur d'argent”, conforte les extrémismes de
l'ultradroite comme ceux de l'ultragauche, et mine finalement les bases
fragiles de notre démocratie » (Le Point, 20.4.06). Pour protéger ce joyau, Jacques Marseille déborde « d'idées saines » : la France « a
besoin d'un homme fort, autoritaire, populaire qui prenne des décisions
et qui remette sans cesse son destin entre les mains du peuple » (Le Nouvel Économiste, 6.4.06).
Un Duce marseillais, en somme.
Notes :
1 Cité par Thomas Piketty, L'économie des inégalités, Paris, La Découverte, 2001, p. 40.
Source : Le Plan B n°2 (mai - juin 2006)